Les seins de Cécile

Les seins de Cécile

Publiée le 19 octobre 2014  

Cécile pousse la porte cochère et se retrouve sur le trottoir. Un vent de novembre la reçoit mais c’est à peine si elle s’en aperçoit. Trois ou quatre pensées l’habitent et elle ne parvient pas à distinguer entre elles ce qu’elles ont de clair ou d’obscur. Elle marche, mécaniquement, et ses jambes la portent. Elle tente de trouver un chemin parmi les péripéties qui se déroulent autour d’elle depuis trois semaines.

Elle est troublée. Voilà trois semaines qu’a débuté ce travail. Deux séances par semaine, deux heures par séance. Douze heures déjà. Douze heures qu’elle est nue, auprès de Robert et de Lantier.

D’où vient qu’elle éprouve ce trouble ? Pas de se trouver nue : elle y est accoutumée. Depuis que, inscrite en fac de lettres, à cinq cents kilomètres de chez elle, il lui a fallu dénicher des ressources pour payer le loyer de son studio. Elle est allée vers ce qu’elle savait déjà faire : à seize ans, n’avait-elle pas posé, nue, pour un ami de son père qui l’avait photographiée ? Un merveilleux travail, et un doux souvenir. Depuis lors…

Ce ne sont pas les possibilités qui manquent à Paris pour une belle rousse de vingt ans. Le corps souple, l’allure modeste mais l’œil canaille, elle s’était fait apprécier. On se la recommandait, on se repassait son nom, son numéro de portable. D’une académie des Beaux-Arts à un atelier où se réunissent des peintres du samedi, elle avait joliment porté sa silhouette, l’avait offerte aux talents de toutes natures, et ses fins de mois en étaient rendues confortables.

Jusqu’à ce que Lantier l’aborde, au sortir d’un cours de croquis, à Montparnasse, et lui fasse connaître sa demande : il avait à peindre un tableau pour un collectionneur. Il s’agissait d’une commande précise, une scène biblique revue à la mode expressive. C’était dans les cordes de Lantier, peintre connu, ce devait être dans celles de Cécile.

Une commande, douze séances d’atelier à cinquante euros par heure, c’était une aubaine. Cécile n’avait pas mégoté. Trois semaines plus tôt, donc, à la fin du mois d’octobre, elle avait rejoint l’adresse que Lantier lui avait donnée : une maison de maître dans le Vème arrondissement, une porte cochère, une cour. L’atelier se trouvait au fond.

Elle avait salué Lantier de même que, sans surprise, Robert. Elle savait de quel tableau il devait s’agir, elle n’était pas étonnée. Robert avait la soixantaine passée, il était un petit homme aimable et sans affectation. Ni beau, ni repoussant : l’homme ordinaire. Sans doute était-ce pour ça que Lantier l’avait choisi : parce qu’il correspondait au personnage auquel il servirait de modèle. Un barbon sans charme, un homme à la peau blanche et au ventre un peu rond.

Ils s’étaient dénudés, tous deux, Cécile et lui. Chose normale. Et Lantier leur avait indiqué la pose. Robert s’était assis sur un rondin, une grosse bûche de sapin qui avait été portée là, et Cécile avait dû se placer sur un tapis allongé sur le sol. Entre les jambes de Robert, le dos appuyé sur l’une des cuisses de l’homme, et le bras autour de sa taille.

Lantier avait travaillé, réalisé des croquis. La première séance avait eu lieu de cette façon conventionnelle, sans accrocs.

Lors de leur deuxième rendez-vous, Lantier s’était montré contrarié. Il avait expliqué que son commanditaire avait appelé, avait donné de nouvelles instructions. Qu’il fallait recommencer.

Robert s’était alors assis, comme la première fois, sur son rondin de sapin, mais il avait fallu que Cécile prenne place sur sa cuisse et lui entoure les épaules de ses deux bras. Soit. La question était de savoir s’il leur serait possible de tenir la pose durant deux heures, pour Robert en particulier, qui allait devoir soutenir le poids du corps de Cécile, mais Lantier avait ménagé des moments de pause et chacun avait pu se détendre à intervalles mesurés.

Robert se comportait avec gentillesse. On aurait pu penser que, ayant sur lui une jeune fille admirablement jolie, nue, les bras autour de ses épaules et les seins lui frôlant le torse, il se serait mis à bander. Mais il se contenait. De temps en temps, sa petite queue semblable à un escargot, semblait s’étirer, s’émouvoir de la situation. Et, somme toute, c’était assez humain. Mais il respirait alors profondément, et son limaçon retrouvait une dimension décente.

Lors de la troisième, puis de la quatrième séance, Lantier avait encore dû apporter des retouches, modifier la pose. Il vitupérait sourdement contre son commanditaire qui semblait lui imposer certains caprices mais le montant du chèque l’empêchait de renoncer à ce travail.

D’où vient alors, ce soir, en quittant l’atelier, que Cécile ressente ce trouble ? Elle l’ignore mais elle n’est pas dupe d’elle-même : elle sait qu’il y a quelque chose. Comme une ombre autour d’une clarté, ou une clarté au fond de l’ombre. En elle. Cette fois, lorsqu’ils sont arrivés, Robert et elle, Lantier leur a dit qu’il avait reçu l’instruction de son commanditaire de modifier la pose encore. Robert s’est assis sur son rondin de sapin et Cécile a dû prendre place sur lui, de face, les jambes autour du corps de l’homme, les bras lui entourant les épaules. Elle avait sa chatte à quelques centimètres de la queue de Robert, ses seins s’écrasaient sur le torse de son partenaire, leurs visages s’effleuraient…

Lantier leur a dit : « Je regrette ces contretemps. » Il n’a pas eu un mot pour évoquer ce que la pose pouvait avoir de sensuel, d’érotique même. Il n’a pas questionné Cécile ni Robert. Il ne s’est pas inquiété de savoir si leur proximité, leur étreinte presque, avait de quoi les mettre mal à l’aise. Il exécutait une commande, ses modèles seraient payés : point.

C’est à peine si elle s’aperçoit que le vent lui fouette les jambes à travers le jean. Elle marche vers l’entrée du métro, Censier-Daubenton, et ces questions que Lantier n’a pas posées se mélangent en elle. Que doit-elle penser de tout ceci ? Est-ce que la pose la dérange ? Ou, au contraire, est-ce que ça vient toucher en elle un petit point de silex, déclencher une étincelle ?

Il est seize heures lorsque, sept arrêts et une correspondance plus tard, elle descend à Denfert-Rochereau et se dirige vers la rue Lalande où elle a son studio.

Elle franchit la porte, grimpe quatre escaliers, retire la clef de son sac en aboutissant sur son palier et referme derrière elle sa porte en soufflant. C’est une émotion inhabituelle qui l’habite. Elle ne sait pas pourquoi.

Elle fait couler de l’eau dans un poêlon, se prépare une tasse de thé. Retire son manteau. Son regard balaie la pièce comme pour y trouver ses marques ou ses mesures, pour se rassurer. Elle aperçoit le livre dont elle doit avoir lu le dernier chapitre pour le surlendemain, pour son cours de stylistique : Sens interdits, un recueil de sept nouvelles publié en 1937 par un auteur méconnu, du nom d’Achille Grenier. Intéressant. Le thème du cours est « l’interdit dans l’esthétique de l’Entre-Deux-Guerres » et Cécile est passionnée. Une époque exaltante, un professeur captivant, un thème qui ouvre des perspectives infinies… Elle attend que l’eau de son thé frémisse puis se verse une tasse et une cuillerée de thé noir.

Son portable sonne à ce moment. Elle a, en lisant le nom sur son écran, un regard sans expression, et décroche.

-          Oui ?

-          …

-          Non non.

-          …

-          Je t’assure, non. Je viens de rentrer. J’ai besoin d’être seule.

-          …

-          S’il te plaît, arrête. Arrête.

-          …

-          Ça devient très lourd, Jérémie. Je vais raccrocher.

Elle raccroche, en effet, après un dernier mot. Sa mine est lasse. Elle éteint son portable et le dépose sur une table. Puis souffle sur sa tasse de thé, non pour le refroidir, mais pour le plaisir de voir s’enfuir un filet de fumée blanche. Elle se sourit à elle-même et, prenant son livre dans la main, elle se pelotonne dans un fauteuil de velours brun.

Un signet désigne sa page. Elle n’a plus que la dernière nouvelle du recueil à lire, à savourer. Cet ouvrage l’intrigue depuis que son professeur leur a indiqué de le lire. Achille Grenier ? Inconnu. Les six premiers textes abordaient des univers exotiques : un paquebot en mer d’Irlande, trois chambres d’hôtel à Manhattan, un aviateur s’efforçant de franchir la cordillère des Andes… Des contextes parsemés de rêves baroques. Interdits, souvent. Sur ce paquebot, un homme écrit de longs poèmes d’amour à une jeune fille, d’amour brûlant, jusqu’à ce que l’on comprenne que sa jeune muse est sa propre fille.  Et, dans une paroisse du Piémont, une courtisane retirée des affaires met en œuvre ses talents pour détourner de son devoir un petit curé pauvre et presque illettré. Chaque texte est un brûlot. Cécile s’y est engagée avec ferveur, ces péripéties rejoignent en elle des territoires inconquis, et brasillent.

Elle ouvre le livre, donc, et ne jette qu’un regard au titre : « 7 : Rien ne sert. »

Elle tourne la page. Et lit. 

Pornotte, homme habile, a meublé son atelier à la façon d’un boudoir presque. Tentures équivoques sur les murailles, et le divan cramoisi qui paraît ne devoir servir qu’à des usages de circonstance. Lorsque Cécile paraît… 

Cécile sourit. Son œil s’attarde sur ces premières lignes. L’atelier, un personnage qui porte le même prénom qu’elle. Voilà qu’elle est accueillie dans ce récit comme s’il avait été écrit à sa mesure. Une impatience la saisit, elle poursuit sa lecture. 

Lorsque Cécile paraît, lorsqu’elle s’avance de quelques pas et que Pornotte la reçoit, elle embrasse des yeux l’endroit et cherche où se situe l’alcôve que, de coutume, on réserve aux modèles pour leur permettre de se changer. Pornotte a saisi, d’un geste il indique n’importe quel recoin de la pièce et, d’un mot, il précise : « Ah, Mademoiselle, où vous voudrez. A-t-on le temps de ces choses ? »

Puis, comme la jeune personne hésite encore, il gronde : « Allons, préparez-vous, ne tardons pas. Vous êtes ravissante. Armand sera plus vite prêt que vous ! »

Armand bientôt s’annonce. On entend la porte cochère se refermer, puis le son de son pas sur le pavé de la cour. Le voilà. Personnage bien mis, la soixantaine réjouie. Cécile, en chemise, le regarde : a-t-elle rencontré cet homme déjà ? Mais Pornotte empêche toute pensée de surgir, de se développer : il les cautérise d’un geste aussitôt qu’elles bourgeonnent. Nous ne sommes pas là pour penser. A l’ouvrage, enfin ! Retirez cette chemise !

Il est à son chevalet, prépare sa palette. C’est d’un conventionnel… Armand s’est dévêtu proprement, il replie chaque pièce de son habit l’une sur l’autre au coin du divan, le voilà nu et Cécile se tient droite, aussi nue, dans l’attente qu’on lui indique la pose. Pornotte a eu vite fait : « Mademoiselle… Quel est votre petit nom ? Cécile. Par ici. Alanguie, voyez. Auprès d’Armand. Au plus près. Mieux que cela. »

Armand écarte les bras, il les referme comme on lui demande de le faire, une main sur les épaules graciles de Cécile, et l’autre sur sa fesse menue. On ne bouge plus ! Pornotte laisse de côté sa palette et commence au crayon, sur la toile, à grands traits vifs. Il y est. C’est cela. Ce mouvement, la courbe du petit cul de la fille, ah ! 

Cécile suspend sa lecture. Qu’est-ce que ça signifie ? Elle regarde, d’instinct, la couverture du recueil. Achille Grenier, Sens interdits… La date, surtout, de publication : 1937. Le papier craque, le livre a quatre-vingts ans… Elle est fascinée. Comme si un sortilège venait d’ouvrir ses portes devant elle et l’invitait à y pénétrer. Elle lève les yeux et parcourt les contours de son studio : tout est naturel, familier… Mais ce livre ? Et qu’est-ce qui s’est mis à vibrer, au fond de son ventre, et qui lui remonte dans les seins ? Quelle chaleur ? Elle essaie de comprendre : revenant d’avoir posé pour Lantier en compagnie de Robert, dans des postures qui auraient de quoi exciter un castrat, elle découvre dans un recueil écrit au siècle dernier l’exacte situation qui est la sienne…
Elle retourne à son livre : le récit comprend douze pages encore et elle y descend comme on s’engage dans un tunnel. Elle a l’impression de marcher dans un escalier qui se dirige vers une crypte : Pornotte dessine, Armand et la jeune Cécile ne bougent pas, la séance prend fin. Quatre jours plus tard, Pornotte fait comprendre à ses modèles que la situation a changé. Que son commanditaire a exigé des modifications. Que la posture doit être plus étroite. Il questionne : veulent-ils bien ? Il n’écoute pas la réponse. Armand et Cécile, nus, prennent la pose. Oui, c’est étroit, serré. Cécile, dans le récit, sent contre le sien le corps d’Armand et Cécile, dans son fauteuil de la rue Lalande, se souvient contre sa peau de la peau douce et moite de Robert. Du parfum léger de transpiration de Robert. De la main de Robert sur sa fesse, n’osant appuyer.

Elle poursuit. Les séances de Pornotte durent deux heures, puis la petite Cécile retourne par l’omnibus dans son faubourg du côté de la Villette. Lors de la séance suivante, la commande a varié encore. L’acheteur a des exigences, Pornotte s’y conforme, que peut-on y faire ? Bien sûr, on se conforme, on est payé pour ça.

Dans son fauteuil, le livre entre les mains, Cécile sent son cœur qui bat. Elle a chaud. Il doit exister une explication ! Lantier, aussi improbable que ça semble, aurait-il connu ce livre ? Aurait-il trouvé assez de puissance dans ce texte ? Et se serait-il servi de Cécile pour vouloir reproduire la manœuvre imaginée par Achille Grenier ? Il doit y avoir autre chose. Un alignement des astres, une coïncidence…

Le trouble qu’elle a ressenti en quittant l’atelier de Lantier s’est accru. C’est le même trouble, plus puissant, et elle croit comprendre pourquoi elle avait les jambes flottantes et les seins durs pendant cette séance de pose entre les bras de Robert. Les pages roulent sous ses doigts.

Pornotte est navré. L’est-il sincèrement ? Il dit : le commanditaire a ôté le masque. Après avoir tergiversé, il a fini par préciser sa demande véritable : ce qu’il veut, ce qu’il est prêt à payer d’une somme exorbitante, c’est une scène licencieuse ! Alors ?

Cécile (dans l’atelier de Pornotte) baisse les yeux et Armand la regarde. Alors ? La fillette a besoin de cet argent. Alors elle consent, d’un geste infime du menton.

Il reste à lire deux pages et demie. Cécile (dans son fauteuil de la rue Lalande) n’en croit pas ce qu’elle lit ! 

Armand est allongé sur le sofa de l’atelier. Pornotte, au chevalet. Cécile a pris la pose : elle est à genoux, auprès d’Armand. Sa main gauche sur la cuisse nue de l’homme. Elle est penchée, la tête au ventre d’Armand. Et, dans sa bouche menue, elle absorbe la queue tendue de son partenaire. Lui, avait fait remarquer : « Faudra-t-il que je tienne la pose ! » Pornotte avait répliqué d’un grognement : « Ça regarde la fille. » Et Cécile avait fait en sorte qu’Armand conserve la pose. Huitième séance. 

Cécile, dans son fauteuil, a le souffle court et chaud. Elle comprend le trouble qui l’a saisie. Lantier, Robert… Six séances déjà, et de quoi seront faites les prochaines ? Qui est à la manœuvre ? Quel est ce mystérieux commanditaire ? Dans le livre, aussi bien que dans la réalité.

Il ne reste qu’une demi-page…

Cécile lit : 

La petite a remis sa robe de cotonnade et, les yeux vers le sol, ayant empoché les dix sous que lui tendait Pornotte, elle s’est glissée par la porte et s’en est allée, furtive, alors qu’Armand prenait le temps de se rhabiller avec plus de soin. Puis, étant redevenu convenable, et resserrant le nœud de sa cravate, il fait remarquer ceci : « Cette fillette est délicieuse. Jeudi, mon cher, vous lui ferez prendre une pose nouvelle. Une levrette par exemple ! Votre commanditaire a encore changé d’avis, voyez-vous… » Il rit. Et Pornotte, nettoyant son pinceau, lui rétorque : « C’est vous qui payez, n’est-ce pas ? Moi, vous me feriez peindre la gamine entourée de huit soudards, avec une brosse dans le cul, je la peindrais comme vous diriez. »

Puis Armand tire son portefeuille de son manteau, l’ouvre, se saisit de quatre billets. Et les tend à Pornotte qui, après les avoir comptés, les fourre dans sa poche. 

Dans son fauteuil de la rue Lalande, ayant laissé complètement refroidir son thé noir, Cécile referme le livre. Son jean sur les chevilles, la main dans la culotte, elle se caresse avec furie. Elle a compris d’où venait ce trouble qui lui serre les seins à faire mal. Dans sa pensée surgit le souvenir de la petite bite en escargot de Robert. Et de Robert qui sourit, patelin, qui dévoile son petit corps blanc et replet, qui prend les événements avec un naturel désarmant, qui semble à peine concerné… Robert !

Cécile gémit, deux doigts fouillant sa chatte. Jusqu’à quelle ampleur ira-t-elle, cette bite en escargot, quand il sera question de la faire grandir ?

Elle n’a plus qu’un seul désir, débordant : comme ce sera long, trois jours, avant la prochaine séance de Lantier…

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Alors très chers lecteurs, comprenez vous le trouble de Cécile ? Quel effet cela vous ferait-il de vous découvrir héros ou héroïne d'une délicieuse nouvelle érotique?

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Xavier Deutsch est le talentueux auteur des Seins de Cécile. Retrouvez ces autres nouvelles sur le site et régalez vous : On le boit cet apéro? et Coup de chaud

Crédit photo : SuicideGirls

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